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18 décembre 2010 6 18 /12 /décembre /2010 23:29

À propos d'une photographie de Saul Leiter, Station de métro  (1954)

 

 

Une autre photo de Saul Leiter1 est fascinante. C'est Station de métro, datée « vers 1954 ».

C'est un vue un peu floue d'un quai de station de l'autre côté des rails. Elle a été prise légèrement de biais depuis l'intérieur d'un wagon de métro encore en mouvement. Le montant des fenêtres découpe trois espaces le long du quai. Ils jouent le rôle d'un cadre de sorte que la scène photographiée ainsi fragmentée semble présentée dans un triptyque composé de pièces discontinues. De gauche à droite, la première est un rectangle d'ombre structuré en haut par les lignes horizontales d'un auvent, en bas par celles du quai et sur le côté gauche par des piliers plus clairs d'où émerge à peine esquissée la jambe nue silhouette dissimulée derrière un journal déplié. Au centre, la scène mieux éclairée laisse apparaître sur le quai qui se déploie horizontalement au-dessus du treillis métallique qui le soutient, plusieurs voyageurs isolés dans des poses différentes. Le bord gauche cache le lecteur d'un journal, une femme de dos tournée vers l'intérieur de la gare lit peut-être une affiche, une autre attend sur le bord du quai, son sac fermement tenu devant elle des deux mains. Plus en retrait, une troisième voyageuse est campée sur ses jambes un peu écartées tandis qu'une quatrième s'éloigne vers la droite le long du bâtiment. Enfin, dans le cadre de droite réduit par les montants de la fenêtre et le bord de la photographie, une bande verticale claire et brouillée laisse apercevoir un homme en cravate, une serviette à la main. Au-dessus de ce triptyque, trois panneaux horizontaux cernent un pan de mur pour le premier et le ciel pâle pour les deux autres. La diversité des pièces est contrebalancée dans le sens horizontal par les lignes fuyantes des rails, du quai, de l'auvent et pour deux pièces par la bande de ciel et, dans le sens vertical, par tout un jeu de colonnes, piliers, arêtes de murs ou reflets de ces mêmes éléments qui rythment l'espace dans sa profondeur. Les tons éteints de l'obscur au plus clair unifient aussi cet ensemble. La découpe de chaque pièce est cernée par un léger bord plus transparent qui correspond à la trace laissée par le déplacement de la rame durant le temps de la prise de vue, il accentue le caractère aléatoire du découpage.

C'est bien de cela qu'il s'agit. Chaque pièce aurait pu être, à elle seule, une image photographique de Saul Leiter. Le cadre de l'objectif prélève une partie d'espace et, c'est ici particulièrement sensible, un instant dans un flux. Mais, cet arrêt sur image matérialisé par le medium photographique, loin de s'emparer de son référent par la vue qu'il en prend, en montre plutôt la fuite évanescente, le tremblé où il est absorbé, et le bord qui a voulu le cerner.

Cela n'est pas sans conséquence. A l'orée de sa disparition, le sujet fait signe vers un ailleurs, un autre espace-temps où peuvent surgir d'autres événements. Le hors cadre n'est pas simplement un espace vide où le sujet pourrait déborder, mais un lieu et un temps offerts à d'autres apparitions fortuites inattendues. Livrées cependant désormais à notre attente.

Je me souviens alors d'une autre scène sur un quai de gare, vécue celle-ci. J'habitais à cette époque la petite ville de Louveciennes en banlieue parisienne. Une froide matinée d'hiver, j'attendais un train dans la gare déserte. Sur le quai opposé, un père et ses deux enfants enfouis sous des anoraks fourrés étaient installés sur un banc. Soudain, le père s'est mis à moduler un long cri de loup repris par les enfants, un appel rauque et sauvage qui montait vers les aigus et se perdait dans le brouillard, les arbres nus et le vent glacé. Cela a duré comme une éternité désespérée – mais peut-être n'était-ce qu'un jeu dont ils étaient complices en attendant leur train - .Une rame est arrivée et après son départ, ils avaient disparu.

Ce n'est pas tant le caractère inhabituel de la scène qui me frappe que son improbabilité confrontée au fait qu'elle se soit produite. Belle scène de roman, dira-t-on. Mais non, elle s'inscrit dans un cadre réel. Elle est venue se loger dans le temps mort de l'attente comme le récit de son souvenir dans le débord d'une photographie de Saul Leiter, son hors sujet. Les sujets décalés des images de Saul Leiter surgis à la frange diluée de reflets, sur le bord arbitraire d'un cadre tremblent au seuil de ce que l'on ne voit pas, de ce que l'on n'entend pas – le cri des loups échappés de Louveciennes -.

1Paul Leiter, Photo Poche-Actes Sud, 2007, Photo n°54.

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